L’année 2008 a été féconde pour Samuel Shih [施宣宇] : en mai, il était invité à exposer au musée de la Céramique de Yingge, dans le district de Taipei, et ses œuvres étaient présentées dans le cadre de la Foire internationale de la céramique de Saragosse, en Espagne, ainsi qu’au musée national d’Art de la Chine, à Pékin. Dans le même temps, il était le premier céramiste taiwanais à voir ses créations vendues aux enchères par la maison China Guardian.
Il semble lui-même un peu surpris de ce succès. Né à Taipei en 1974 d’un couple de peintres, Shih Ping-chih [施並致] et Kuo Ya-mei [郭雅眉], Samuel Shih a fait ses premiers pas dans le travail de la glaise à l’âge de 14 ans, sous l’influence de sa mère qui étudiait la céramique à l’atelier du maître Li Liang-yi [李亮一], à Tianmu, dans le nord de Taipei. Le jeune garçon n’a guère de goût pour les études, ce qui incite ses parents à le mettre en apprentissage dans un atelier de céramique, justement.
« Lorsque vous êtes un bon à rien, personne ne s’intéresse à vous. Je séchais les cours sans que personne ne s’en aperçoive. Si je m’épanchais dans mes dissertations, les professeurs n’y voyaient que des élucubrations sans intérêt. » Il semble aujourd’hui bien dans sa peau, mais les mots de « raté » et de « vaurien » qui émaillent ses souvenirs disent bien la douleur qu’il ressent encore de ces années pénibles.
Ce n’est qu’après avoir commencé les cours du soir en arts manuels au Lycée de Taipei qu’il réussit à se concentrer sur quelque chose, et sa première récompense – la médaille d’argent lors de la première édition des Prix de la céramique de la Fondation culturelle Hocheng, alors qu’il n’a que 18 ans – lui redonne confiance en lui. Le jeune homme n’a pourtant encore qu’une chose en tête : gagner assez d’argent pour s’acheter un scooter.
Trop pressé de réussir, le jeune Samuel se tue à la tâche. Avant les concours d’entrée à l’université, il est foudroyé par une hépatite fulminante, et les médecins ne lui donnent que 40% de chances d’en réchapper. Sur son lit d’hôpital, il a le temps de réfléchir et comprend que la céramique est devenu plus qu’un hobby, que c’est sa raison de vivre. Deux ans plus tard, rétabli, il fait sa première exposition solo au Caves Arts Center, à Taipei.
Etudes nomades
Après son service militaire dans le corps des fusiliers marins, Samuel Shih décide de se consacrer à la céramique. A Taiwan, les artistes sont rarement riches, qu’ils soient célèbres ou pas. Son père le met en garde : « Pour être artiste, il faut être capable d’endurer la pauvreté. »
En 1996, il prend le train pour Longtan, dans le district de Taoyuan. Dans sa tête, les choses sont claires : « Je veux être artiste ! ». La même année, il fonde un atelier qu’il baptise UNIT-9 Workshop. La céramique ne nourrit pas toujours son homme, et Samuel Shih doit alors parfois faire des petits boulots pour joindre les deux bouts. De ces expériences de caissier, de livreur ou de gardien, il dit aujourd’hui avoir retiré l’humilité et le respect. « Les gens qui ont été à l’école ne sont pas plus qualifiés que les vieux plombiers ou électriciens qui réparent les climatiseurs. Eux, ils n’ont pas droit à l’erreur. »
N’ayant pas pu accéder à l’université, Samuel Shih suit des formations professionnelles et des cours dans des ateliers pour progresser. En 1998, sur les conseils de Li Liang-yi, il part pour la Californie où il s’inscrit dans une école d’arts décoratifs. « La vie d’un artiste est courte et cruelle. Il ne s’écoule en général qu’une trentaine d’années entre le moment où sa carrière démarre et celui où elle est sur le déclin. Soustrayez les dix premières années d’expérimentation stylistique et les dix dernières lorsque sa créativité commence à s’essouffler, et il ne lui reste qu’une dizaine d’années au sommet de son art. C’est pour cela que j’ai choisi une vie nomade, pour voir le monde en continuant de créer. »
Devenu artiste professionnel, Samuel Shih a engrangé les succès. En 1999 et 2000, il a obtenu un prix à l’Exposition asiatique d’art et artisanat au musée d’art de Fukuoka, au Japon. En 2000, il a remporté le Prix spécial du Royaume-Uni au Salon international de la céramique du Gold Coast Arts Centre, dans le Queensland en Australie ; en 2002, il a obtenu le premier prix à la 16e Compétition artistique Nan-Ying, dans le district de Tainan, ainsi qu’aux 3e Prix de la céramique de Taipei, l’année suivante.
Une aventure pakistanaise
Pour les céramistes taiwanais, les occasions d’exposer en dehors de l’île sont assez rares. Une solution est d’aller créer à l’étranger, par exemple par le biais des programmes d’artistes en résidence. En 2001, avec une subvention du ministère de la Culture, Samuel Shih a accepté une invitation du Centre artistique Anderson à Kenosha, dans le Wisconsin. En 2004, il avait prévu de se rendre au Bangladesh avec une aide financière des Affaires culturelles de la mairie de Taipei et du Triangle Arts Trust britannique, mais des inondations catastrophiques dans ce pays l’ont obligé à revoir ses projets. Finalement, il a attendu deux ans pour partir, et s’est retrouvé au Collectif international des artistes de Gaddani (VASL), au Pakistan en 2006. L’année suivante, il s’est installé comme artiste en résidence au Centre artistique de Minonokuni, dans la préfecture de Gifu, au Japon.
Ailes dans le vent – Thot, 2003. Céramique, bois et alliage métallique.
Pas d’eau
Son séjour au Pakistan a été une expérience marquante. La première question était, évidemment, comment ce pays ravagé par les conflits pouvait-il avoir un collectif d’artistes ? Inquiet, il prit le départ. Il avait lu Le Petit Prince de Saint-Exupéry, mais ne s’était jamais imaginé qu’il atterrirait lui-même un jour dans le désert.
Le VASL invite tous les ans des artistes du monde entier. En 2006, Samuel Shih s’y est retrouvé avec 23 autres artistes d’une quinzaine de pays. L’atelier est à Gaddani, à la frontière entre le Sind et le Balouchistan, à environ 65 km de Karachi. L’endroit est connu pour ses chantiers de démantèlement des vieux navires et pour ses pittoresques rochers qui surgissent de la mer d’Oman. Pour assurer la sécurité des artistes – et les surveiller –, 14 gardes armés étaient postés à l’extérieur de l’atelier. « Nous avons dû nous habituer à vivre avec des mitraillettes pointées sur nous de temps en temps », dit Samuel Shih.
Au Pakistan, la barrière de la langue n’était pas un obstacle, on communiquait avec des sourires, dit-il. Le problème était qu’il n’y avait pas assez de fournitures pour les artistes, et tout le reste, nourriture, eau, pétrole, était acheminé de très loin dans cet endroit désertique. La ville la plus proche était à deux semaines à pied.
A Gaddani, il ne pleut que pendant une quinzaine de jours par an, en octobre. Pour faire un brin de toilette, les artistes devaient faire deux heures de bus jusqu’au puits du village voisin. Ils se lavaient au bord de la route, et comme dans les films, il arrivait que l’eau vienne à manquer alors qu’ils étaient encore couverts de mousse des pieds à la tête…
Les fleurs du désert
Mais les petits problèmes d’intendance n’étaient rien comparés au casse-tête de l’approvisionnement en fournitures. Samuel Shih se souvient avec un sourire désabusé du choc qu’il ressentit en apprenant qu’il ne trouverait ni terre glaise, ni bois sur place. « Il n’y avait que du sable et des détritus ! » La seule solution qu’il trouva fut de mélanger du sable avec de l’enduit et de recycler des déchets, morceaux de tuiles, bouts de branches, voire ossements de petits animaux morts ramassés sur la plage ou dans le désert, pour créer des « carnets ». « Les conditions de vie difficiles, les horreurs de la guerre, les mitraillettes des gardes… Chaque jour que j’ai passé au Pakistan, j’ai eu peur et je me suis senti vulnérable. Ces carnets étaient comme un appel au secours. »
L’exposition qui a été organisée avec les pièces réalisées par les artistes invités n’a été ouverte au public qu’une seule journée. Ils se demandaient qui pourrait bien venir dans un endroit aussi isolé, mais le jour dit, à leur stupéfaction, plusieurs milliers de personnes étaient là. Certains étaient arrivés en bus, d’autres à pied, de très loin pour saisir la rare occasion qui leur était donnée de visiter une exposition artistique. Ce fut très émouvant.
« Ce n’était donc pas un désert culturel, finalement ! On raconte que dans le désert, les fleurs éclosent en une nuit après la pluie. Maintenant je sais que c’est vrai ! » Samuel Shih compare avec la situation à Taiwan : « Les musées et les galeries d’art restent vides la plupart du temps. C’est vraiment dommage que les Taiwanais n’apprécient pas plus ces endroits et n’en profitent pas autant qu’ils le pourraient. »
Cette œuvre en céramique et acier de 2008, intitulée 7:1, a été inspirée par le verset ainsi numéroté dans l’Apocalypse de Jean : « Après cela, je vis quatre anges debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’il ne soufflât point de vent sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre. »
A l’épreuve de la neige
Après cette expérience des plus formatrices au Pakistan, Samuel Shih pensait qu’il pourrait créer n’importe où. Mais il a depuis dû se mesurer à un autre obstacle : la neige.
Il avait été invité comme artiste en résidence au Centre des arts Minonokuni, à Tajimi, une ville située dans la préfecture de Gifu, au Japon. Il est arrivé en janvier 2007, en plein cœur de l’hiver. L’atelier de céramique avait été installé dans un bâtiment provisoire et n’était pas chauffé. Chaque jour, Samuel Shih devait se couvrir chaudement des pieds à la tête et n’avait qu’un petit radiateur d’appoint pour se chauffer. Mais le froid était si intense qu’il avait les doigts gourds et meurtris par les gerçures, ce qui pour un céramiste est un véritable handicap.
Les conditions météorologiques étaient en outre très instables. Il lui arrivait de constater le matin que les pièces terminées la veille s’étaient désagrégées comme par magie. En fait, les différences de température entre le jour et la nuit faisaient « fondre » la céramique de l’intérieur.
Quand il finit par comprendre le phénomène, il trouva une parade : garder les œuvres au chaud, les finir en une journée si possible et les sécher au sèche-cheveux avant de les faire cuire. Si la pièce n’était pas terminée le soir, il l’enroulait dans une couverture pour la nuit.
Cette année-là, il a fait une exposition solo au musée d’art céramique moderne de Gifu. Une des pièces présentées, intitulée Mémoire dans le vent IV, a été achetée par la mairie de Tajimi, et une autre, baptisée Chant VII, par le musée. Mais le prix le plus précieux qu’il ait ramené du Japon, dit-il, c’est la personne qui est devenue son épouse !
Ecriture et symboles
Partout où il s’est rendu, Samuel Shih s’est vu poser des questions sur la culture chinoise auxquelles il ne savait pas toujours répondre. Il s’est donc mis à l’étude des classiques comme le Livre des mutations, le Livre de la voie et de la vertu ou encore le Zhuangzi. Il a finalement réalisé que pour apporter quelque chose d’unique, il lui fallait s’appuyer sur la culture classique. C’est ainsi que l’art chinois de l’écrit est devenu l’un des thèmes récurrents de son travail, et celui qui est le plus souvent commenté.
« L’écriture a commencé avec des marques tracées dans la boue, et c’est pour ça que je veux utiliser la terre pour les décrire. Les anciens Egyptiens, les Mayas, les Mésopotamiens, ont inscrit leur histoire dans la glaise. Les fichiers informatiques et le papier peuvent être détruits, alors que les tablettes en terre cuite, même lorsqu’elles sont brisées, sont toujours là pour être déchiffrées et interprétées. »
Une pièce de la série « Ailes dans le vent » porte le nom de Thot qui, dans la mythologie égyptienne, est le dieu de la sagesse et du savoir, et est représenté avec un corps d’homme et une tête d’oiseau. L’œuvre est couverte de toutes sortes d’écritures. On peut y reconnaître des extraits de textes classiques comme l’Histoire des Han, le Er Ya et le Dictionnaire étymologique des caractères. L’artiste a aussi gravé dans la glaise des motifs de fleurs, des noms de virus informatiques et mêmes des motifs à la mode dans les salons de tatouages. Dans cette série qu’il décrit comme un « projet de digestion du langage », l’écriture et les symboles apparaissent et disparaissent, fluides, reflétant la fascination du céramiste pour les concepts de changement et de constance exposés dans le Livre des mutations. Ses œuvres deviennent plus grandes et plus complexes avec le temps.
Pour Blanc chinois, Samuel Shih a recouvert une table de récupération d’un enduit d’acrylique et de papier toilette. Il l’a ensuite décorée d’inscriptions à l’encre.
Un futur père
Samuel Shih crée aussi de la vaisselle délicate. Il y a quelques années, le musée de la Céramique de Yingge avait invité des artistes à travailler sur le thème des ustensiles traditionnels dans la gastronomie taiwanaise pour une exposition qui s’est tenue courant 2007. La vaisselle n’était pas vraiment le point fort de Samuel Shih, qui a dû réfléchir longtemps avant de se lancer. Il est parti d’une idée, à savoir que ce qui était sur le marché est en général parfait du point de vue du design, et que leur seul défaut est qu’ils n’ont pas assez d’âme.
« C’est peut-être le cas aussi dans mon travail. Je n’ai jamais créé pour quelqu’un en particulier. Une œuvre qui n’a pas d’âme est juste un produit. Alors que quand on met ses sentiments dans quelque chose, même si le résultat pèche un peu du côté technique, il sera émouvant. »
Après trois semaines de contemplation, il a décidé de créer un set de table qui serait un cadeau de mariage pour sa fille partant au loin. Il était encore célibataire à l’époque et n’avait pas d’enfant, mais ces créations n’en renferment pas moins un amour infini. Il a toutefois dû s’interrompre avant d’avoir achevé la série pour partir au Japon.
Coïncidence, en 2008, le musée a organisé une exposition sur le thème des banquets de mariage taiwanais. Samuel Shih a repris le travail commencé avant son séjour à Ginfu, en y ajoutant de nouveaux éléments. Son Plat à la pivoine pour banquet de mariage est signé côté face, et décoré en son centre d’une corolle évidée. Il y a aussi cette assiette carrée qui peut servir comme plat à gâteaux qui a un ton résolument festif. Des pièces qui trahissent un aspect plus doux de la personnalité de Samuel Shih.
Taupe solitaire
Comme son travail requiert qu’il passe ses journées entre les quatre murs d’un atelier, il a l’impression d’être un animal qui évolue dans la boue et sort rarement à la lumière du jour. Sur son blog, on peut lire ce commentaire :
« En me regardant dans le miroir, je trouve que je ressemble de plus en plus à une taupe. Je passe mes journées seul dans l’obscurité, à creuser. Mes yeux se rétrécissent et les mains grandissent. Parfois, je reviens près de la surface de la terre et j’entends le monde du dehors. Il y a des fleurs et du soleil et de l’air, et le bruit de tous les gens heureux. Je me couvre les oreilles et pars dans une autre direction. Mes rêves sont de l’autre côté de la planète. Jusqu’où parviendrai-je à creuser ? Est-ce que je pourrai traverser toutes les couches de l’écorce terrestre ? »
Dans quelles directions le céramiste va-t-il poursuivre pour traduire ses rêves dans la glaise ? Son objectif est une exposition solo dans la cour du Louvre avant d’avoir atteint 55 ans ! Pour lui, ce n’est ni un idéal ni un rêve, mais l’aboutissement d’un plan qu’il suit étape par étape, méthodiquement. Une détermination toute taiwanaise !